Eliane Keramidas. Comment êtes-vous venue à l’écriture ?

Enfant, je me cachais pour écrire des poèmes. J’étais scolarisée dans une école privée d’une petite ville de Tunisie jusqu’à l’âge de onze ans et grâce aux enseignantes et aux religieuses j’ai développé un sentiment de liberté, une forme de légèreté et de joie de vivre. Sans contrainte mais sous une autorité bienveillante. Elles m’ont fait découvrir la poésie et la beauté de la nature et m’ont incitée à la lecture dont elles m’ont donné le goût. Lorsque je suis arrivée en France, à Marseille avec ma famille, je me suis sentie longtemps perdue dans une ville où chaque rue, chaque passage piéton, chaque feu tricolore représentait une limite à la liberté. Les champs de boutons d’or et les forêts d’Eucalyptus que je traversais en vélo pour aller enfant à l’école avaient disparus et étaient remplacés par des rues bétonnées et tristes. Le lycée où ma famille m’avait inscrite était immense, fermé par des grilles, les élèves se bousculaient dans les couloirs et les professeurs qui changeaient à chaque discipline ressemblaient à des gardiens dans un monde sans affects où je me suis sentie prisonnière. L’enfant joyeuse qui était première de la classe de l’autre côté de la Méditerranée est devenue triste, repliée sur elle-même et les résultats scolaires se sont mis en berne durant une année. Cette prison intérieure s’est peu à peu ouverte grâce aux cours de français puis de philosophie. Je n’oublierai jamais mon professeur de philosophie, madame DANICHEWSKI qui m’a portée en me notifiant combien elle croyait en moi, ce qui valorise un enfant et lui donne confiance en lui. Je ne pouvais imaginer mon avenir que dans une vie d’acteur de théâtre mais ma famille s’y étant opposée, c’est tout naturellement que je me suis orientée vers des études de droit et de criminologie où j’ai retrouvé en plaidant une autre forme de théâtre, avec des personnages qui n’étaient nullement virtuels mais au contraire bien vivants. Je me suis fondue dans leurs vies, leurs douleurs, leurs crimes, j’ai endossé leurs personnages avec leur misère sociale, affective, psychologique, comme une seconde peau, avec passion, conviction. Je les ai adoptés avec leur rage, leur violence ou leur désespoir. Lors d’une audience particulièrement dure où je défendais une fille de dix huit ans qui avait dans la même journée assassiné sa mère avant de mettre au monde son enfant, la presse s’est emparée du sujet, l’affaire a fait grand bruit et un responsable des Editions Denoël m’a demandé d’écrire l’histoire. Entretemps la jeune femme s’est suicidée en prison, abandonnant son enfant à la DDASS. La culpabilité qui m’a envahie m’a empêchée de terminer le manuscrit. Trente ans plus tard, je suis en train de le terminer alors que j’ai cessé d’être avocate après quarante ans de barre. J’espère qu’il sera publié bientôt.
Quelques années après le début de ma vie professionnelle, alors que je me trouvais sur les bancs de la Cour d’Assises, je me suis surprise à décrire sur des feuilles de papier des personnages avec leurs expressions physiques ou verbales, des témoins, des experts, des jurés, des accusés. Je captais des perles au hasard de l’audience que je consignais dans mes écrits. Ces feuillets sont devenus des petites histoires criminelles de deux ou trois pages. Lorsqu’une femme expert- psychologue un jour par hasard les a découverts, elle m’en a emprunté un pour l’adresser aux Editions Anne Carrière. Peu de temps après, la maison d’Edition me commandait un livre qui s’est intitulé « comment faites-vous pour les défendre ?». Et l’aventure de l’écriture commença. « L’affaire Eva », « le fruit de l’exil », « le violon de Leonardo » et bientôt mon cinquième roman sur l’abandon, l’orphelinat, la recherche de la mère et le suicide en prison.

Comment résumeriez-vous votre dernier ouvrage ?

Le violon de Leonardo est une fiction dont les personnages ont existé. Dans le précédent ouvrage « le fruit de l’exil » je retraçais la biographie de ma famille sicilienne qui a vécu l’exode sur trois siècles (du 18ème au 21ème) et trois continents (l’Italie, le Maghreb et l’Europe, avec une évocation des Etats Unis) pour fuir la misère paysanne, les conflits politiques et la mafia en Sicile.
Le premier de mes ancêtres évoqué dans ce précédent ouvrage était Leonardo GAGLIANO, né à Naples, luthier et illustre violoniste qui fut au 18ème siècle Maître de chapelle d’un prince PIGNATELLI à TERRANOVA (aujourd’hui GELA) dans le sud de la Sicile.
L’idée m’est venue de retracer l’histoire de ce violon fabriqué par Leonardo, retransmis de père en fils, en choisissant parmi mes ancêtres les personnages les plus proches de la musique et de la nature, à travers leur exode, leur parcours d’émigrés jetés de continent en continent de 1760 à 2017, année qui signe la mort d’Olivier, âgé de quarante ans, musicien passionné dont le violon a été retrouvé dans une cave à Aix en Provence après son décès. Cette découverte perpétue la transmission de la mémoire familiale à travers cet instrument qui est devenu la propriété de César, son enfant âgé aujourd’hui de quatre ans. Ce livre évoque à travers le voyage de ce violon, les liens de sang qui apparaissent puis disparaissent et réapparaissent à nouveau, dans des lieux connus ou inconnus et constituent au fil du temps notre héritage génétique, une histoire familiale commune qui se transmet de parents à enfants parce que chacun de nous est le passeur de cette histoire, volontairement ou non.

Comment naissent vos histoires ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

J’ai plusieurs sources d’inspiration. Tout d’abord ma profession d’avocate pénaliste. Les nombreuses affaires criminelles dont j’ai eu à connaitre. Puis le parcours de ma famille, l’exode et la transmission. Enfin mon imagination. Parfois le mélange se fait entre une histoire criminelle et les sentiments de l’avocate. Ou bien entre mon histoire personnelle et celle de mes personnages. La mixtion des deux devient une fiction sur fond d’histoire vraie, de personnages ayant existé. L’écriture est au fond la continuation de ma profession d’avocate avec ses analyses, ses engagements, ses croyances, ses doutes, ses questionnements. Qu’est-ce que la justice ? Où est la vérité ? Quel est la place de la vie privée dans la vie publique ?

Comment bâtissez-vous vos récits ? Avez-vous une méthode ?

Je pars du vrai et je construis la fiction. Je poursuis le déroulement de l’histoire en laissant filer mon imagination dans le récit. Je bâtis le manuscrit à partir d’un personnage ou d’un thème central et je trace le fil d’une histoire. En principe, le livre se déroule comme la vie. De la naissance à la mort. Du prologue à l’épilogue. Je n’ai pas de méthode particulière. Je suis mon instinct. L’analyse des situations est ma source. Elle se construit autour des personnages qui évoluent à travers les évènements qu’ils rencontrent. Le récit « coule de source ». Il nourrit l’action comme l’eau d’une rivière s’infiltre dans la terre et la nourrit. Je prévois au départ uniquement le premier et le dernier chapitre dont le lien constitue le corps du manuscrit. Je m’appuie donc sur une histoire vraie, des personnages et des évènements ayant existé, pour construire une fiction.

Avez-vous des habitudes d’écriture ? Travaillez-vous dans le silence, la musique, sur ordinateur ou sur papier ?

Je n’ai pas de règles. Je peux écrire de nombreuses heures en oubliant de manger ou boire, parfois plusieurs journées de suite, puis m’interrompre un jour ou une semaine. Je relis ensuite et corrige tout ce que j’avais écrit précédemment et je poursuis mon écriture en suivant le fil de l’histoire.
Lorsque je suis en train d’écrire, je ne réponds pas au téléphone. J’ai besoin d’être seule, dans le silence, sans musique, sur mon vieil ordinateur qui est devenu un objet auquel je suis très attachée. Jamais sur un ordinateur portable ou une tablette. Ces différents outils me perturbent et brisent la continuité de mon imagination.

Que représente pour vous l’écriture ? Une sorte de prédisposition ? Une nécessité ?

J’ai toujours écrit. Est-ce cela une prédisposition ? Probablement. Je pense que l’écriture est un refuge, un espace rassurant, réconfortant. Un bouclier contre toutes les agressions de la vie réelle, la violence, l’adversité. Un retour au rêve, à la légèreté, à l’enfance, aux joies simples, primaires. Un saut dans les nuages avec les êtres aimés et disparus.
L’écriture, c’est aussi une continuité. Celle de ma vie d’avocate avec ses joies, ses peurs, ses doutes, ses questionnements. C’est une façon de ne pas interrompre ma vie professionnelle avec ses procès difficiles, ses échecs ou ses victoires. C’est un moyen de poursuivre une réflexion profonde sur l’humanité, la justice, le bien et le mal, la tolérance ou l’obsession de punir. C’est une introspection permanente sur le rôle du défenseur dans la société. Qui est-il ? Sincère ou manipulateur ? Quelle est la souffrance d’une avocate lorsqu’elle doit sacrifier sa vie privée, sa vie de femme et de mère, pour défendre des criminels ?
L’écriture, pour moi, c’est aussi une nécessité. Une façon d’exister. Une forme de testament pour mes enfants et mes petits enfants. Lorsqu’ils me lieront plus tard, que je ne serai plus là, je continuerai à dialoguer avec eux à travers mes livres. Ils les cacheront quelque part dans leur bibliothèque et les découvriront au hasard de leurs lectures. Je les verrai sourire de là haut. Et lorsque la peur de vieillir trop vite s’empare de moi, l’écriture accapare mon cerveau et me rassure sur mes capacités de réflexion. Elle devient alors la première nécessité parce qu’elle me rappelle que je suis bien vivante.
Elle occupe mes journées. Grâce à elle, je ne m’ennuie jamais. Elle est devenue ma plus fidèle complice.

Quels sont vos autres activités en-dehors de l’écriture ?

Peut-on écrire sans lire ? Je ne le crois pas. La lecture a toujours accompagné ma vie. Le summum du bonheur est de lire au soleil, sur ma terrasse, en bateau, au bord de la mer, bercée par le bruit des vagues, la seule musique dont les sons atteignent le cœur sans passer par l’ouïe. Toutes mes activités se sont construites à partir de l’eau et du soleil. La natation. Le jardinage. Tout ce qui concerne la mer et la terre. Et les voyages !

Travaillez-vous déjà sur un autre projet ?

Oui. Je termine mon cinquième ouvrage, qui m’avait été commandé il y a longtemps par les Editions Denoël et que n’avais jamais fini. Des années plus tard, je l’ai repris. J’en suis au dernier chapitre, à la conclusion. Il s’agit d’un roman tiré d’une affaire criminelle. L’histoire d’une jeune fille élevée à l’orphelinat à qui on avait raconté que sa mère l’avait abandonnée. Peu de temps avant ses 18 ans, elle s’échappe du foyer, traine dans des squats en Provence, tombe enceinte et décide à 18 ans, de retrouver et tuer sa mère avant d’accoucher de son enfant. Elle rencontre sa mère à Aix en Provence, la tue avec l’aide de deux jeunes mineurs, en l’égorgeant avec la ceinture de sa robe, met le feu au cadavre et part accoucher de son fils à l’hôpital. Elle sera arrêtée et condamnée à 16 ans de réclusion criminelle après avoir appris, à la lecture de son dossier, qu’elle était née du viol à seize ans par son cousin germain de sa mère à qui la justice n’avait jamais confié la garde de son enfant au motif qu’elle était trop jeune, sans emploi ni domicile.
Elle se pendra en prison quelques mois avant sa sortie, abandonnant elle aussi son enfant âgé de huit ans à l’orphelinat. Ce livre est un document sur la détention des femmes en prison, leur relation à leurs enfants, l’homosexualité, la mentalité de l’administration pénitentiaire, les sanctions, le cachot, la psychiatrie et la médecine en détention, mais aussi la problématique des longues peines et de la sortie des détenus, avec leur désespoir et la peur de retrouver la vie au dehors.

Interview réalisée par Corine Mercier
Rédactrice